Tout ou rien : pourquoi envoyer des armes au coup par coup pour éviter de fâcher Poutine peut être une mauvaise idée

Entrer dans une guerre sans vouloir contrarier qui que ce soit.. Tel semble être le défi auquel l’Occident cherche à s’exposer depuis que les troupes russes ont franchi la frontière ukrainienne le 24 février. D’une part, l’engagement avec l’État attaqué est incontestable, que ce soit sous la forme de sanctions économiques coûteuses ou par l’intermédiaire de l’Union européenne. livraisons massives d’armes. D’autre part, on tente constamment de ne pas trop déplaire à Poutine, de ne pas le coincer, de ne pas essayer de le vaincre en comprenant, comme Poutine lui-même et ses propagandistes le répètent, qu’une puissance nucléaire ne peut être vaincue. Comme si les guerres au Vietnam ou en Afghanistan n’avaient jamais existé.
C’est ce que l’on appelle aux États-Unis “la théorie de la croissance incrémentale de l’aide”.. En d’autres termes, augmenter cette aide petit à petit, sans grands bonds, de manière régulière. D’abord, des armes de défense de base, puis des armes plus sophistiquées, puis des tanks… et ensuite, qui sait, qui sait. Le but de toute cette stratégie est, il faut insister, que Poutine ne se sente pas provoqué, qu’il ne trouve aucune raison d'”escalader” le conflit ou que cette escalade reste dans les limites de la guerre conventionnelle. En d’autres termes, qu’il ne déclare pas la troisième guerre mondiale et ne mette pas à exécution ses menaces constantes de conflit nucléaire.
Cette stratégie a été acceptée par la quasi-totalité des experts et, d’un point de vue purement humain, il est logique qu’il en soit ainsi : personne ne souhaite un holocauste atomique. La peur est libre et le discours russe est basé sur l’entretien de cette peur.avec un succès remarquable. Mais il y a là quelque chose de contradictoire : si vous envoyez des armes, si vous formez des soldats, si vous financez l’effort militaire ukrainien… vous devriez viser plus que des tables éternelles, principalement parce que le coût de ces tables se paie en vies humaines, même si ce sont des vies étrangères.
Contre le “ruissellement” des armes
Dans ce sens, Michael McFaulancien ambassadeur américain à Moscou de 2012 à 2014, a décidé de briser le consensus avec un article incendiaire dans le magazine Foreign Affairs. McFaul critique ce filet d’armes car, selon lui, il ne sert qu’à ralentir la guerrece qui convient parfaitement à la Russie. En outre, il est nécessaire de tenir compte du temps qui s’écoule entre l’annonce d’une aide militaire et le moment où cette aide apporte effectivement un avantage sur le champ de bataille.
Prenons l’exemple des chars ABRAMS. Le président Biden a annoncé leur livraison la semaine dernière, mais quand pourront-ils être prêts ? En outre, quand pourront-ils être expédiés en Ukraine, avec les composants d’entretien et de réparation correspondants ? Même lorsque ce processus sera achevé, quand les militaires ukrainiens auront-ils la formation nécessaire pour en tirer le meilleur parti ? Les estimations les plus optimistes sont de six mois. Les estimations les plus pessimistes prolongent l’attente jusqu’en 2024.
Ces lacunes permettent à la Russie d’ajuster sa stratégie et de se préparer à ce qui l’attend. Par exemple, ces derniers jours, les bombardements se sont multipliés et la présence de nouvelles troupes d’infanterie à la frontière ukrainienne a de nouveau fait l’objet de rumeurs. Il ne suffit pas de faire appel à la platitude “c’est une réaction de protestation contre l’envoi de nouvelles armes”, mais il faut se demander dans quelle mesure ce que fait la Russie n’est pas, en fait, une réaction de protestation contre l’envoi de nouvelles armes, à cet envoi. Ils savent quand ces armes arriveront, ils savent quand elles seront prêtes, ils savent quelle marge ils ont… et quand cette marge est terminée, on leur en donne une nouvelle pour préparer le prochain lot.
En attendant, les Ukrainiens tiennent le terrain.. Ceux qui défendent Bakhmut, qui tiennent le front à Donetsk et à Lougansk, qui voient leurs maisons détruites par des missiles à Kiev ou à Lviv ou à Dnipro ou à Kharkov sont des Ukrainiens. Soutenir l’Ukraine et prolonger à son tour une guerre qui va leur causer de plus en plus de morts, de plus en plus de pauvreté, juste par peur de mettre Poutine en colère, semble pour McFaul une aberration morale et une erreur tactique : il a beau se mettre en colère, la rhétorique propagandiste a beau monter en paroxysme, il n’en demeure pas moins que Poutine n’a pas de marge. Selon McFaul, aucune escalade n’est possible.
Exclure l’Armageddon
L’ancien ambassadeur exclut complètement une apocalypse nucléaire. Il ne voit pas non plus d’avantage à utiliser des armes nucléaires tactiques sur le territoire ukrainien – il pense, probablement à juste titre, que si un tel avantage existait, Poutine les aurait déjà utilisées – et il ne croit pas non plus que La Russie ne fait preuve d’aucune retenue dans ses attaques contre les civils.. Si elle ne bombarde pas de plus en plus violemment, c’est simplement parce qu’elle dose ses munitions en pensant qu’elle est là pour longtemps.
Depuis qu’il est devenu évident que l’invasion de l’Ukraine allait se transformer en guerre, la Russie s’est engagée à la prolonger le plus longtemps possible. Poutine pense que tôt ou tard, il sera en mesure de faire plier la volonté ukrainienne comme il a fait plier la volonté syrienne ou géorgienne. Il est également convaincu que l’Occident se lassera, par peur ou par calcul économique, de continuer à soutenir une guerre dans laquelle personne ne progresse. Il compte également sur l’atout que représente le trumpisme aux États-Unis. Ce lundi même, sur son réseau social, Trump a insisté sur le fait que il accorde plus d’importance à Poutine qu’aux renseignements américainsun commentaire qu’il a fait peu après être devenu président.
Le site l’admiration avouée de Poutine par une certaine partie du parti républicain. – et cela va au-delà des caricatures que l’on peut faire de Tucker Carlson et d’autres personnalités médiatiques – ainsi qu’une certaine méfiance à l’égard de Zelenski – après tout, ce sont les menaces adressées au président ukrainien et la tentative de chantage qui s’en est suivie qui ont conduit au premier anti-Trump, qui a échoué, à l’automne 2019 – font que le Kremlin est optimiste quant à une éventuelle victoire du GOP à l’élection présidentielle de 2024. Ils sont convaincus qu’une administration Trump, ou même une Ron DeSantis mettrait rapidement fin à la livraison d’armes et se tournerait vers un accord de paix favorable aux intérêts russes.
Dans ce contexte, quelle solution McFaul propose-t-il ? Pour tirer profit de l’anniversaire de l’agression et annoncer une livraison massive d’armes le 24 février 2023 même. de la plus haute technologie qui permettra à l’armée ukrainienne de passer une fois pour toutes du modèle soviétique au modèle atlantique. Augmenter les sanctions, étiqueter la Russie comme sponsor du terrorisme avec les conséquences pour toutes les entreprises dépendantes de l’État… et aller jusqu’au bout de la victoire. Une victoire qui, rappelons-le, n’est rien d’autre qu’un retour à l’ordre. Personne ne veut détruire la Russie ou menacer son intégrité territoriale. Elle doit simplement revenir à ses frontières de 2014. Et cela, demander le pardon, ne va pas être possible à court ou moyen terme.
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